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Des Nouvelles du Dehors
7 juillet 2007

DZ, 45 ans d'âge.

dz_45_ans

   

    "La mort ne lui fait pas peur, mais à chaque tentative il se remémore un poème de Mahmoud Darwiche dans lequel il dit qu'il n'a pas peur de mourir, mais que s'il mourrait il aurait honte des larmes de sa mère. "
Azouaou a presque l’âge exact de l’indépendance. A quelques semaines près. Il est né en 1962. Il a été conçu exactement 4 mois avant l’indépendance, deux jours après le cessez-le-feu du 19 mars et trois avant le début des pourparlers pour les accords d’Evian qui avaient débuté le 7 mars. Azouaou est né prématuré, à 8 mois, le 5 octobre de la même année, à minuit moins cinq précisément, soit 26 ans et 10 heures avant les émeutes d’Octobre 88, qui, selon lui, avaient démarré dans son quartier, à El Biar, dès 9 heures trente du matin. Pour être plus précis, il dit qu’il est né exactement 2 ans et neuf mois avant le coup d’Etat de Boumediene.
    Azouaou a été arrêté par la police le mardi 4 octobre 1988, à dix heures du soir, c’est-à-dire onze heures avant le début des émeutes. Il a été libéré, trois jours plus tard, après cinq séances de torture. Azouaou sait qu’il a été arrêté avant tout le monde, qu’il a été libéré plus tôt que les autres et que la torture a duré, pour son bonheur, moins longtemps que pour ses amis qui ont eu «moins de chance» que lui.
    Il dit que, depuis sa naissance, il est prématuré. Précoce en tout et en rien. Même dans ses rapports intimes, il se dit précoce, il démarre trop vite et arrive aussi rapidement, d’où son divorce après seulement deux mois de mariage, avec une cousine qui était plus jeune que lui de 3 ans, six mois et quatre jours. Pour éviter les humiliations des jeux de l’amour, Azouaou se dépense dans le sport. Trois fois par semaine, il court, chrono en main, pendant une heure et 20 minutes dans la forêt de Bouchaoui. Les autres jours, il fait trois heures de vélo, en ville. Puis, il dit que si, partant de son point A, il arrive plus vite que prévu au point B, au lieu de se sentir humilié comme lors de ces deux mois de mariage, il se sent, au contraire, tout fier. D’ailleurs, à chaque course, il essaye d’améliorer son score et d’arriver encore plus vite. Une manière de se venger de l’échec de sa vie de couple.
    Pour lui, le mariage c’est fini. Mais pour sa bonne santé mentale, Azouaou consacre les trois dixièmes de son salaire, ce qui équivaut à 5 650 dinars, à l’amour tarifaire, avec des inconnues avec lesquelles il «convole en justes noces», le temps d’une soirée, jamais deux. Des inconnues qu’il rencontre dans les cabarets de la côte, quelque part entre La Madrague et Fort de l’eau.
    Les calculs pour Azouaou, c’est un trouble obsessionnel du comportement. Un ami médecin le lui a dit. Il en est conscient aussi. Mais il ne peut s’empêcher de tout calculer, de mettre en relief sa vie, de la situer comme une courbe géométrique sur un tableau dans le temps et l’espace, en calculant à chaque fois sa vie par rapport à d’autres événements qui, le plus souvent, n’ont aucun lien avec sa propre vie ou ses propres centres d’intérêt. Durant les émeutes d’octobre 1988, Azouaou a perdu un bras, deux doigts de pied et un œil. Il dit, pour plaisanter de sa propre tragédie, que c’est «le mauvais œil que j’ai perdu. Celui qui reste est pur».
    A cause de ce trouble obsessionnel du comportement, lié à sa manie de tout calculer, Azouaou a fini, dès la rentrée universitaire de septembre 1981, par faire des études en mathématiques. Il dit qu’il est rentré à l’université 9 mois avant le Mondial de 1982 en Espagne et la célèbre «talonnade» de Madjer contre la redoutable équipe allemande.
    Toute sa vie, Azouaou a fait des calculs de ce genre. Ça ne sert à rien, dit-il. Mais il a tout de même, grâce aux mathématiques, pu se débrouiller un poste d’enseignant dans un lycée d’Alger, situé à 865 mètres et 3 minutes et 40 secondes de chez lui. En petite foulée, précise-t-il, «si je traîne un peu le pas, je mets le plus souvent entre 4 minutes et 4 minutes 20 avant d’arriver.» Sans prendre en compte les différentes haltes qu’il fait entre chez lui et le lycée pour saluer les amis du quartier qu’il rencontre chaque matin et qu’il a estimées à quinze minutes, en moyenne. Pour ne pas prendre le risque d’arriver en retard à son travail, à cause des amabilités de voisinage qu’il met un point d’honneur à entretenir, Azouaou prend ses précautions en sortant un quart d’heure à l’avance. «Comme ça, en homme prévoyant, je fais face à tous les imprévus», dit-il.
    Azouaou se souvient avec beaucoup d’émotion de sa première année scolaire. Il est rentré à l’école primaire en 1967, un an avant l’âge légal et deux mois après la tentative ratée du coup d’Etat de Zbiri contre Boumediene, qui, lui, avait réussi le sien deux ans auparavant.
Il a réussi sa sixième en juillet 1973, deux ans et 5 mois après la nationalisation des hydrocarbures et 13 ans avant le choc pétrolier de 1986.
    Comme tous les jeunes de son âge, Azouaou a pensé quitter l’Algérie dès l’âge de 16 ans. A cette époque, il se souvient qu’il a attendu, comme 15 millions de ses compagnons d’infortune, le mythique «Bateau d’Australie» qui devait l’embarquer lui et les autres vers des contrées lointaines et plus amènes. Il a attendu pendant 12 ans un bateau qui n’est jamais venu. Il dit d’ailleurs avec humour et amertume que si lui a attendu naïvement sur un quai de port l’improbable bateau australien, les plus jeunes n’attendent plus rien. Ils plongent en mer sans bateau ni gilet de sauvetage. Azouaou, comme beaucoup de ses amis, a fait trois tentatives de suicide. A chaque tentative, il arrête au bout du quatrième somnifère avant de se diriger immédiatement à l’hôpital pour un lavement d’estomac. La mort ne lui fait pas peur, mais à chaque tentative il se remémore un poème de Mahmoud Darwiche dans lequel il dit qu’il n’a pas peur de mourir, mais que s’il mourrait il aurait honte des larmes de sa mère.
    Azouaou sait qu’il a l’âge de l’indépendance, 45 ans, mais de ces années d’indépendance, il dit qu’il se souvient plus d’Alpha Blondy sur l’esplanade de Riad El Feth le 5 juillet 1985 que d’autres choses. On a les souvenirs qu’on peut.
    Azouaou, quand il fait le bilan de sa vie, il dit qu’il a connu au moins trois coups d’Etat, deux états de siège, 400 émeutes, qu’il en a participé à 350, qu’il a fait 300 grèves, qu’il a connu 200 000 morts, 20 mille disparus, 500 000 travailleurs licenciés, autant de cadres en exil, qu’il a entendu 220 explosions de bombes et qu’il en a recensé 9 870 dans les journaux, même s’il est conscient que le chiffre n’est pas totalement précis vu l’imprécision de ceux donnés par la presse ; qu’il a vu au moins 800 chars, qu’il est passé devant 6 800 barrages de police, 4 567 barrages de militaires, qu’il a vu au moins 10 000 armes de guerre, mais vu que la guerre n’est pas totalement finie, il continue à calculer, en fonction d’une moyenne de 10 attentats et de cent victimes par mois, le nombre exact de morts pour la célébration du centenaire de l’indépendance, prévue, si tout va bien, le 5 juillet 2062.

   

SAS
sidahsemiane@yahoo.fr

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