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Des Nouvelles du Dehors
7 septembre 2007

Paroles anonymes à propos d'une violence ordinaire

instinct_du_chauffard_copie

    «Je ne veux plus jamais conduire un véhicule. Les gens sont fous. Nous sommes sûrement devenus fous. Violents… C’est peut-être à cause de la guerre ? La proximité de la mort. Des horreurs. Je n’en sais rien. Mais il existe une violence ordinaire insupportable… ordinaire dans le sens où elle n’est pas le fait de criminels reconnus comme tels.
    Elle n’est pas le fait de gens en rupture avec la société et ses conventions. C’est une autre forme de violence et de folie. Elle concerne des gens comme vous et moi.
    Je ne suis pas exempt de cette folie. De cette violence. Attention. J’essaye peut-être de la maîtriser un peu plus. C’est tout. Sans pour autant réussir à la localiser totalement. Où se situe-t-elle ?
    Je sais qu’elle m’habite. Il y a une violence sournoise qui s’installe en nous dès que nous sommes derrière un volant. Dès que le moteur est en marche, cette violence se met elle-même en marche. Elle s’arrête quand la voiture s’arrête. Et nous revoilà alors changés. Nous revoilà redevenus fréquentables avec une vie, un passé, des
rendez-vous, des amours et des déceptions. Qui sommes-nous dans une voiture ?
    L’habitacle de la voiture nous sert de masque de protection en quelque sorte. Il nous cache de notre propre violence que nous ne voulons surtout pas admettre. Une violence que nous refusons de voir et que nous voyons dans le rétroviseur.
    Des gens très distingués perdent toute notion de civilité derrière un volant et la retrouvent, comme dans une espèce de dédoublement de la personnalité, une fois en dehors du véhicule. Des gens qui disent bonjour aux voisins, s’occupent de leurs enfants, payent leur loyer, vont en vacances, lisent des journaux sérieux, des mondains parfois, qui se rasent chaque matin, embrassent tendrement femmes et enfants… Des gens chics. D’un certain âge. Pas des jeunots pressés.
    Il y a une espèce de schizophrénie nationale qui s’exprime à travers notre façon de conduire. Forcément.
    Je crois que c’est dans la conduite que s’exprime le plus la violence qui est en nous. Nous sommes totalement déréglés. Mais nous n’arrivons pas encore à nous l’avouer. Seule notre manière de conduire nous trahit chaque jour un peu plus. Cette violence n’est pas dans l’excès de vitesse. Dans le monde entier, il y a des gens qui font de la vitesse. C’est plutôt dans notre attitude. Une manière de faire. Un comportement.
    Il y a des gens qui conduisent sans excès de vitesse mais leur excès est dans leur attitude derrière le volant.
    J’observe les gens. Je ne suis pas psychanalyste, ni même sociologue mais il y a du travail à faire de ce côté-là. Il y a un côté obscur qui s’exprime au volant. Les femmes n’en sont pas exclues. Cette façon de conduire est très symptomatique. Elle nous renseigne sur un malaise profond. Ce ne sont pas les lois répressives qui vont y changer quoi que ce soit. Il faut un vrai travail sur soi. Mais en attendant ce travail, moi je refuse de prendre mon véhicule.
    Et pour me mettre dans une voiture avec d’autres gens, des taxis, des amis ou des parents, il faut vraiment que je n’ai aucun autre choix pour le faire. Je fais tout à pied. Je me suis acheté une paire de baskets efficaces pour marcher à l’aise. Je vais à mon travail à pied. Je fais mes courses à pied. La voiture, pas possible. J’ai le vertige. Je suis traumatisé. Ma voiture est pourtant là, dans le parking de la cité. Elle est stationnée depuis plus d’une année.
    Je paye le gardien de nuit 500 DA par mois. Et la banque plus de 13 000 DA. La moitié de mon salaire va dans un véhicule que je ne conduis plus et qui ne me sert plus à rien. Je ne peux pas le vendre, je l’ai acheté à crédit. Plus de trois ans encore à payer. Il est gagé.
    Je ne supporte plus la voiture. J’en ai une peur bleue. Un camion de malheur m’a renversé sur la route Alger-Tizi. Je me suis retrouvé dans le fossé avec les insultes du chauffard en cadeau bonus. Et les crachats en option. Il a failli me frapper. Il me reprochait de ne pas rouler assez vite pour lui. Il a voulu me faire peur avec sa grosse machine. Et j’ai réellement eu peur.
    Dans un mouvement de panique, j’ai braqué trop fort et me suis retrouvé dans le trou.
    Cette violence existe forcément en dehors de la voiture. Mais c’est dans la voiture qu’elle se propage. Se développe. Existe. C’est comme la typhoïde. C’est dans l’eau qu’elle avance. Notre violence a choisi le volant.  Ailleurs, chacun tente de la maîtriser. Peut-être de la dissimuler. Nous sommes devenus violents mais nous avons honte de cette violence, au fond. Ça doit être ça. C’est peut-être pour cela que nous nous cachons dans une voiture pour l’exprimer. La violence dans une voiture est anonyme. Elle se démultiplie. Elle n’existe plus. Elle ne se distingue plus. Elle se confond avec une violence globale. Générale. Elle n’est plus violence unique. Mais une violence parmi d’autres… tant d’autres.»
    SAS
sidahsemiane@yahoo.fr

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