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Des Nouvelles du Dehors

9 octobre 2007

Le bras qui ne repoussera pas…

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    Azwaw, c’est un peu la terreur des rédactions de journaux. C’est aussi un peu la mauvaise conscience de toute cette presse née dans la tourmente de la révolution d’octobre. Il sait que c’est un peu grâce à lui que cette presse existe. Au fond de lui, même s’il ne le conceptualise pas de cette manière, même s’il ne le dit pas, il sait que cette presse lui appartient quelque part, il en est d’ailleurs un des «actionnaires» légitimes même s’il ne touche pas les dividendes en fin d’année et que son nom n’est pas en bas des pages des statuts notariés. Mais qu’importe les notaires et tous les ronds-de-cuir.
    Cette presse lui appartient, parce qu’il en a été un des instigateurs malgré lui, avec tous les autres gamins sortis en 1988 dans la rue affronter les chars de l’armée… même si depuis, disons-le avec toute l’humilité qui y sied, les objectifs éditoriaux des débuts ont été déroutés vers des chemins de traverses où l’équivoque le dispute souvent à l’ambiguïté. Des objectifs parfois moins glorieux que ceux pour lesquels cette presse est née dans la douleur d’une césarienne et pour lesquels Azwaw a perdu un bras. Il avait 21 ans en 1988. Le bel âge. Mais le bel âge abdique devant la puissance de feu d’une arme de guerre. C’était à Bab El Oued. Une fusillade. Une panique. Des balles en trop et un bras en moins.
    Azwaw à le côté agaçant des coureurs de fond. C’est qu’il a du souffle le grand gaillard ! Ce dont nous manquons tristement dans cette profession.
    Azwaw, vous êtes sûr de le voir arriver taper aux portes des rédactions quelques jours avant chaque célébration du 5 octobre. Il prend un congé spécial. Et se consacre à sa tâche avec la rigueur d’un ascète. Il est là à vous guetter à l’entrée des bureaux pour vous rappeler à l’ordre mémoriel. C’est un peu comme un scripte sur un plateau de cinéma. Sauf que lui n’est pas la mémoire d’un film. Il est la mémoire d’une tragédie. Et cette mémoire, il ne la porte pas dans un cahier mais dans sa chair. Son corps. Vous pouvez le rabrouer allègrement, il ne s’en offusquera pas et rappliquera avec la même opiniâtreté adoubée d’un sourire en coin qui lui donne un côté enfantin malgré la robustesse de ses 40 ans. Azwaw a la force des arbres centenaires qui résistent aux vents et aux bourrasques des pantalonnades.
    Azwaw aura vécu une moitié de vie avec un bras en moins. Depuis octobre 88. Bientôt 20 ans. Il est marié. Il a des enfants. Il travaille. Il conduit. Il ne se laisse pas abattre et refuse de sombrer dans le culte de la victimisation. Il ne cherche pas de logement, un lot de terrain, un local pour ouvrir un commerce ni même une licence de taxi. C’est ce qui le rend admirable. Il cherche à vivre dans la vérité. Un statut. 20 ans après, Azwaw, et c’est scandaleux, avec toutes les autres victimes des événements d’octobre, sont considérés comme victimes d’accidents de travail. Pas victime de la répression. Il est temps que l’Etat se débarrasse de ses mensonges et reconnaisse ces victimes comme celles de la répression. 20 ans à revendiquer un statut. 20 ans à nous rappeler Octobre. 20 ans à tenter d’être autre chose qu’un accidenté de travail. 20 ans à lutter pour que l’Etat reconnaisse les faits. C’est tout.
    Aujourd’hui le bonheur d’Azwaw, c’est sa petite fille, la toute dernière. Il dit qu’elle aime manger les fruits sur les tartes mais qu’elle laisse la pâte feuilletée intacte.
    Il raconte sa fille et me demande de dire quelques mots pour octobre de cette année. Quelques lignes de plus.
    Et que dire du 5 octobre encore une fois ? Rien. Parce qu’il n’y a rien de plus cruel qu’un rêve qui se transforme en une coutumière célébration.
    Azwaw continue inlassablement son combat. Il a un coffre dans lequel il a mis de la documentation. Des articles de presse concernant cette période. Des coupures de presse, nationale et internationale, qu’un ami journaliste lui a offertes. C’est tout ce qu’il lui reste de cette période. Des articles de presse…
    Ce coffre, je l’ai caché au bled. Au village de mon père, en Kabylie, pas ici…jamais ! Les coupures sont dans un coffre qui a servi à prendre les affaires de ma femme lors de notre mariage. Je l’ai confisqué pour la bonne cause», s’amuse-t-il à dire.
    Son coffre, il ne le garde pas chez lui, à Alger. Quand je lui demande pourquoi, il me dit qu’à Alger, il a toujours peur d’un tremblement de terre. Il a peur de tout perdre. Il a alors choisi, pense-t-il, une zone antisismique.
    Sa fille lui demande régulièrement où est le reste de son bras. Pourquoi il ne sort pas ? Pourquoi il ne grandit pas ? Ça l’intrigue. Forcément. Pour elle, le moignon de son papa, c’est un bébé.
    Elle pense que ce bras va grandir un jour comme elle et devenir entier. Elle embrasse souvent ce bras amputé. Son petit bébé à elle. Elle attend que le bras de son papa pousse. Azwaw sait que ce bras ne repoussera pas. Il se dit alors que si je n’ai pas pu sauver mon bras, je pourrai peut-être sauver quelques bribes d’histoires qu’il met dans ce coffre où il cache précieusement ses coupures de presse. Un coffre qu’il n’oublie jamais de fermer à clef. Un coffre dans lequel il met soigneusement, chaque année, du camphre pour éviter les moisissures et les termites de l’histoire.

   

SAS
sidahsemiane@yahoo.fr

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24 septembre 2007

Le mystère des lignes bleues

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    Une main mystérieuse a pris des pinceaux invisibles pour tracer d’absurdes lignes bleues sur les autoroutes d’Alger. Mystère, invisibilité et absurdité créent de ce fait une coalition d’adjectifs pour occuper nos esprits déjà fortement malmenés par les turpitudes de la vie. Etonnement des automobilistes algérois qui s’interrogent à propos de ce mystère géré comme un secret d’Etat. Un secret défense. Deux ministères de la République, les mieux disposés à fournir des explications à propos de ces lignes bleues, jettent l’éponge. Se déclarent hors-jeu. Et hors coup. Le ministère des Transports et celui des Travaux publics ignorent tout de ces lignes douteuses, pourtant concernant avant tout ces deux secteurs.
    Pourquoi ces lignes bleues ? Quel est leur but ? Quelle est donc cette main qui les a tracées sans nous en expliquer le mode d’emploi ?
    Vous l’aurez remarqué, il y a toujours une main invisible dans les affaires de ce pays. Une main qui agit sans le reste du corps. Une main qui bouge sans que l’on puisse distinguer celui qui la porte. L’Algérie a un problème avec les mains : organe du corps se situant à l’extrémité du bras muni de cinq doigts. Les mains dans ce pays ont acquis une autonomie anatomique inexpliquée encore par la science. On savait des gens aux bras longs, mais il est toujours possible d’arriver au bout d’un bras long et distinguer ainsi le visage de celui qui le porte.
    Que fait une main seule ? Peut-être que le cœur de l’énigme algérienne est une histoire de mains baladeuses que nous n’arrivons pas à localiser.
    Le procédé est le même depuis la nuit de l’indépendance. C’est celui de l’opacité avec laquelle la chose publique est gérée. Aujourd’hui, c’est le tracé des lignes bleues mais tout se fait de la même obscure manière. De la politique sécuritaire à la politique économique, en passant forcément par le tracé bleu sur l’autoroute.
    Il doit bien y avoir quelqu’un qui a décidé de ce tracé bleu et dans un but précis ? Ces lignes doivent bien avoir un sens. Elles doivent forcément résoudre un problème ? Mais lequel ?
    Les accidents de la route ? Les embouteillages ?
    Ces lignes sont là depuis deux semaines sans que personne puisse nous en expliquer l’utilité ou l’inutilité.
    C’est absurde de se consacrer à ce genre d’interrogation. Le degré zéro de l’interrogation humaine : à quoi servent des lignes bleues sur l’autoroute ? Mais c’est ce à quoi nous en sommes réduits. Se demander à quoi peuvent bien servir ces choses qui nous sont forcément destinées.
    Mais la main ne parle pas. Alors on cherche encore et toujours des explications improbables.
    Toutes les routes du monde utilisent la couleur blanche parce qu’elle est perceptible la nuit avec les lumières des phares. Le bleu est une couleur sombre. Invisible la nuit. Cette couleur est contraire à toutes les législations en termes de sécurité routière d’abord, disent les spécialistes. La main qui a décidé de cette couleur ignore-t-elle tous ces paramètres ?
    Il y a là aussi un côté improvisation qui nous distingue tant que l’on retrouve dans cette affaire des lignes bleues. Une légèreté institutionnelle méprisante. Un bricolage d’Etat. On fait, on vous explique après.
    Dans les cafés, le soir, le sujet s’est hissé en haut du palmarès. Il occupe une bonne place. Témoignage d’un citoyen désemparé.
    «Je les ai remarquées un matin en allant au travail. Des kilomètres de lignes bleues. Je me suis dit qu’elles devaient bien servir à quelque chose si elles étaient là. Plus les jours passaient plus je sombrais dans une incompréhension totale. Je pensais être le seul à ne pas totalement saisir l’utilité de ces lignes bleues. Je me suis pourtant renseigné autour de moi et mon entourage est dans la même ignorance. Ce qui me rassure quant à mes capacités intellectuelles. Mais je ne suis pas certain des capacités de l’Etat.»
    Les explications les plus contradictoires sont données par les gens. Des plus probables aux plus farfelues.
    Pourquoi des lignes bleues sur la voie rapide d’une autoroute ? Navigation à vue. Débat à la radio et discussion ramdhanesque autour d’un sujet inintéressant qui occupe les Algériens. Et si c’était une manière comme une autre de nous occuper seulement l’esprit ?
    Peut-être que ces lignes bleues ne servent à rien. Elles sont là pour faire joli. Un élément décoratif.
    Notre vie est une succession de mystères et d’énigmes. Nous ne saurons pas qui a tué Boudiaf. Nous ne savons pas pourquoi la loi sur les hydrocarbures a été supprimée après avoir été approuvée ? Nous ne savons pas si Boumediene est mort de maladie ou si des mains occultes l’ont aidé à mourir plus rapidement comme le suggère Belaïd Abdeslam, un de ses anciens hommes de confiance. Nous ne savons pas combien de victimes a fait exactement la guerre de ces quinze dernières années. 40 000 ? 100 000 ? 200 000 ?
    Nous ne savons rien. De la même manière que nous ne savons même pas pourquoi des lignes bleues sont tracées sur une autoroute. Quant à la main qui fait ces lignes bleues, un vieux chauffeur de taxi n’exclut pas la piste de la main de l’étranger. Encore elle.
    SAS
sidahsemiane@yahoo.fr

21 septembre 2007

Il était une fois la guerre.

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    Je rentrais de vacances. Sur la route, j’ai croisé des camions militaires qui rentraient de la guerre. Etranges chassés-croisés. Absurde oscillation de la vie. Vacances et guerre peuvent alors se croiser sur une route nationale, dans un banal mouvement du temps ? un affreux hasard des routes ?
    Il y a forcément un des deux mouvements qui est de trop dans cette figure du temps. Dans cette oscillation surréaliste des corps. C’est soit la guerre. Soit les vacances.
    Ils ne sont pas programmés pour se croiser. Il y a forcément un dérèglement des sens.
    Vacances et guerre sont deux concepts inconciliables évoluant dans deux espaces totalement distincts.
    Dans sa voiture, il avait des paniers en osier de différentes tailles achetés sur la route à des gamins. Il pense que ça fera joli dans sa cuisine. Une nouvelle cuisine. Il pense mettre dedans les fruits et les légumes frais. Il aime bien cette idée. Puis, il aime bien acheter des choses sur la route. Il est convaincu que ça peut aider des familles pauvres.
    Il avait aussi un parasol. Un vieux parasol rouge et blanc. Maigre héritage que lui a légué un oncle qui travaillait à Air Algérie. Deux sacs de vêtements. Des draps. Il avait même un hamac.
    A côté de lui, sa femme. Lunettes de soleil. Jupe fendue. Bronzée de la tête aux pieds.
    Sur le siège arrière, il avait soigneusement installé une plante. Une belle plante. Un ami la lui a offerte à Bougie. Il a promis de l’arroser et de lui changer de pot dès son arrivée chez lui.
    Il dit que ça s’appelle des oreilles d’éléphant. Sûrement à cause de la forme de ses feuilles. Il avait aussi un sac en plastique dans lequel il avait mis son maillot de bain et celui de sa femme et des sandales sans lanières, juste pour éviter de se blesser sur les rochers. De marcher sur des oursins. Des maillots pas encore séchés. Preuve de leur dernière baignade matinale avant de prendre la route vers Alger.
    Il n’avait pas lu la presse depuis vingt jours. Pas de télé. Pas de radio non plus. Tout juste de la musique et quelques films qu’il passait sur son ordinateur portable, le soir, avant de dormir.
    Mais là, en face de lui, cette vision le perturbe. Elle le met un peu mal à l’aise. Des dizaines de camions militaires qui avancent vers lui. Des soldats fatigués. Des visages défaits. C’est la guerre ? C’est les vacances ? C’est les
kamikazes ?
    Il dit qu’il était bronzé et que les soldats étaient brûlés. Pourtant, c’était le même soleil. Dans sa voiture, il y avait de la musique. Dans leurs camions, il y avait des armes lourdes.
    Quand les camions arrivent à mon niveau, j’ai tellement honte de moi que je baisse le son de la radio. J’avais subitement honte de ce court instant de bonheur et de paix. J’avais comme l’impression de l’avoir inventé, cet instant. De l’avoir volé à d’autres.
    Sommes-nous réellement en guerre ? Ou faisons-nous juste semblant d’être en paix ?
    C’est quoi la guerre ? Est-ce le nombre élevé des victimes qu’elle fait ? Ou est-ce le bruit assourdissant que provoquent les déflagrations de ses bombes ? les corps dénudés par le souffle des explosions ? ces mains tendues au ciel qui demandent de l’aide, figées par les photographes de la presse et accrochées en grand à la une des journaux ?
    Pour lui, la guerre a commencé il y a longtemps, mais il s’efforce parfois de l’oublier. La guerre a commencé le jour où nous avons commencé à nous barricader, à mettre des barreaux à nos balcons sans fleurs, des barrettes de fer à nos phares de voitures rouillés, des portes blindées à nos maisons sans objets d’art, des doubles cadenas chinois à nos garages sans fortunes. La guerre s’est propagée avec la propagation du marché de fer. Barres de fer soigneusement posées aux côtés de nos sommeils agités. Vieux couteaux aiguisés pour accompagner la promenade de nombreuses nuits sans lune. Portes blindées. Balcons barreaudés. Barrage. Herses métalliques qui s’allongent dès que s’allongent les menaces. Gilets pare-balles. Guérites. Voitures blindées.
    C’est vrai qu’il s’efforce d’oublier mais il n’avait pas prévu ces camions. Il n’avait pas prévu ces attentats. D’ailleurs, personne n’avait prévu ces attentats. Même ceux qui sont censés les prévoir.
    Alors, il se demande comment on peut bronzer quand des gens se font calciner par les explosions de bombes.
    De retour chez lui, ses vacances se sont transformées en interrogations sans fin. Il se demande comment on peut parler de vacances dans un pays en guerre, comment parler de guerre dans un pays où l’on part encore en vacances.
    SAS
sidahsemiane@yahoo.fr

7 septembre 2007

Paroles anonymes à propos d'une violence ordinaire

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    «Je ne veux plus jamais conduire un véhicule. Les gens sont fous. Nous sommes sûrement devenus fous. Violents… C’est peut-être à cause de la guerre ? La proximité de la mort. Des horreurs. Je n’en sais rien. Mais il existe une violence ordinaire insupportable… ordinaire dans le sens où elle n’est pas le fait de criminels reconnus comme tels.
    Elle n’est pas le fait de gens en rupture avec la société et ses conventions. C’est une autre forme de violence et de folie. Elle concerne des gens comme vous et moi.
    Je ne suis pas exempt de cette folie. De cette violence. Attention. J’essaye peut-être de la maîtriser un peu plus. C’est tout. Sans pour autant réussir à la localiser totalement. Où se situe-t-elle ?
    Je sais qu’elle m’habite. Il y a une violence sournoise qui s’installe en nous dès que nous sommes derrière un volant. Dès que le moteur est en marche, cette violence se met elle-même en marche. Elle s’arrête quand la voiture s’arrête. Et nous revoilà alors changés. Nous revoilà redevenus fréquentables avec une vie, un passé, des
rendez-vous, des amours et des déceptions. Qui sommes-nous dans une voiture ?
    L’habitacle de la voiture nous sert de masque de protection en quelque sorte. Il nous cache de notre propre violence que nous ne voulons surtout pas admettre. Une violence que nous refusons de voir et que nous voyons dans le rétroviseur.
    Des gens très distingués perdent toute notion de civilité derrière un volant et la retrouvent, comme dans une espèce de dédoublement de la personnalité, une fois en dehors du véhicule. Des gens qui disent bonjour aux voisins, s’occupent de leurs enfants, payent leur loyer, vont en vacances, lisent des journaux sérieux, des mondains parfois, qui se rasent chaque matin, embrassent tendrement femmes et enfants… Des gens chics. D’un certain âge. Pas des jeunots pressés.
    Il y a une espèce de schizophrénie nationale qui s’exprime à travers notre façon de conduire. Forcément.
    Je crois que c’est dans la conduite que s’exprime le plus la violence qui est en nous. Nous sommes totalement déréglés. Mais nous n’arrivons pas encore à nous l’avouer. Seule notre manière de conduire nous trahit chaque jour un peu plus. Cette violence n’est pas dans l’excès de vitesse. Dans le monde entier, il y a des gens qui font de la vitesse. C’est plutôt dans notre attitude. Une manière de faire. Un comportement.
    Il y a des gens qui conduisent sans excès de vitesse mais leur excès est dans leur attitude derrière le volant.
    J’observe les gens. Je ne suis pas psychanalyste, ni même sociologue mais il y a du travail à faire de ce côté-là. Il y a un côté obscur qui s’exprime au volant. Les femmes n’en sont pas exclues. Cette façon de conduire est très symptomatique. Elle nous renseigne sur un malaise profond. Ce ne sont pas les lois répressives qui vont y changer quoi que ce soit. Il faut un vrai travail sur soi. Mais en attendant ce travail, moi je refuse de prendre mon véhicule.
    Et pour me mettre dans une voiture avec d’autres gens, des taxis, des amis ou des parents, il faut vraiment que je n’ai aucun autre choix pour le faire. Je fais tout à pied. Je me suis acheté une paire de baskets efficaces pour marcher à l’aise. Je vais à mon travail à pied. Je fais mes courses à pied. La voiture, pas possible. J’ai le vertige. Je suis traumatisé. Ma voiture est pourtant là, dans le parking de la cité. Elle est stationnée depuis plus d’une année.
    Je paye le gardien de nuit 500 DA par mois. Et la banque plus de 13 000 DA. La moitié de mon salaire va dans un véhicule que je ne conduis plus et qui ne me sert plus à rien. Je ne peux pas le vendre, je l’ai acheté à crédit. Plus de trois ans encore à payer. Il est gagé.
    Je ne supporte plus la voiture. J’en ai une peur bleue. Un camion de malheur m’a renversé sur la route Alger-Tizi. Je me suis retrouvé dans le fossé avec les insultes du chauffard en cadeau bonus. Et les crachats en option. Il a failli me frapper. Il me reprochait de ne pas rouler assez vite pour lui. Il a voulu me faire peur avec sa grosse machine. Et j’ai réellement eu peur.
    Dans un mouvement de panique, j’ai braqué trop fort et me suis retrouvé dans le trou.
    Cette violence existe forcément en dehors de la voiture. Mais c’est dans la voiture qu’elle se propage. Se développe. Existe. C’est comme la typhoïde. C’est dans l’eau qu’elle avance. Notre violence a choisi le volant.  Ailleurs, chacun tente de la maîtriser. Peut-être de la dissimuler. Nous sommes devenus violents mais nous avons honte de cette violence, au fond. Ça doit être ça. C’est peut-être pour cela que nous nous cachons dans une voiture pour l’exprimer. La violence dans une voiture est anonyme. Elle se démultiplie. Elle n’existe plus. Elle ne se distingue plus. Elle se confond avec une violence globale. Générale. Elle n’est plus violence unique. Mais une violence parmi d’autres… tant d’autres.»
    SAS
sidahsemiane@yahoo.fr

31 août 2007

En attendant le bon bip.

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    «Ma vie ramollit comme des pâtes dans de l’eau bouillante, dit-il, en vérifiant l’écran de son téléphone portable qu’il ne lâche presque pas. J’ai honte de rentrer chez moi le soir. Chez moi, chez mes parents, c’est un vieux matelas en éponge et une couverture, que je déroule chaque nuit avant de les remettre tous les matins que Dieu fait sous le buffet de ma grand-mère. Je vis sous le buffet du salon…enfin pas sous le buffet mais juste à côté.
    Mais le matin, il n’y a aucune trace de ma présence. C’est comme un attentat à Alger. Tu reviens une demi-heure après l’explosion et il n’y a plus rien. Je me lève à 7 heures. A 7 heures cinq, plus aucune trace de mon sommeil. Je suis déjà habillé et déjà dans la rue.
    Mon père ne m’adresse plus la parole. Ma mère me parle mais elle ne me dit rien. Ce qui est presque kifkif.
    Le matin, pour me dire bonjour, elle bouge la tête seulement. Elle sait que le jour ne sera pas bon. Elle murmure des politesses et des prières. Mes deux frères sont déjà partis. L’un est mort en mer. L’autre est en Italie. Mais on n’a jamais eu de ses nouvelles. Il m’a appelé une seule fois. Pour me dire qu’il allait bien. Il n’a jamais eu le courage de parler à mes parents. On sait juste qu’il est en vie.
    Ma mère reste silencieuse. Elle lave mes vêtements. Les repasse. Elle me laisse à manger dans la cuisine. Elle me prépare un plateau qu’elle couvre avec une grande serviette. Mon père est contre. Ou fait semblant de l’être. Mais il ne l’empêche tout de même pas de le faire. Pourquoi tu lui donnes à manger ? Il va partir, lui aussi. C’est ce qu’il pense. Et il a raison. Personne ne pourra l’empêcher de partir, dit-il. Il est en transit ici. En escale. Il attend le prochain départ. C’est ce qu’il m’a dit la dernière fois où il m’a adressé la parole. Je venais d’échouer à ma troisième tentative de départ. Il est venu me récupérer de chez les gendarmes. Depuis, il sait que j’attends le prochain départ. Le prochain bateau. Pour mon père je suis déjà mort. Je n’existe plus pour lui. Mon père me déteste, mais c’est façon de m’aimer. Il est triste. Quand je mourrai, parce qu’il est convaincu que je mourrai en mer, en harraga, il aura déjà fini son deuil. Mon père est en deuil. Il fait son deuil de mon vivant. Ma vraie mort ne le surprendra pas. C’est très intelligent ce qu’il fait. Mon père ruse avec mon destin. Comme il sait qu’il ne peut plus le changer, il tente de le précéder. Il prend de l’avance. C’est pas de la haine qu’il a pour moi, c’est de la tristesse. C’est tout.
    A la maison, plus rien ne bouge. Il n’y a que le son de la télévision. Les feux de l’amour. Les infos de TF1 et de l’ENTV. Les émissions de Drucker. Je connais la voix de Bruce Willis plus que celle de mon père. Il ne dit plus rien. Je ne sais pas s’il lui arrive encore de parler à ma mère, mais moi ça fait longtemps que je ne les ai pas surpris en train de se dire des choses. Ils mangent séparément. Jamais ensemble. Lui, devant la télévision et elle, seule dans la cuisine.
    Mon père trouve que je suis un bon à rien. Il a peut-être raison. J’ai jamais rien fait. J’ai passé trois fois le bac. Et depuis, rien. Pas de travail. Pas de femme. Pas de logement. Pas de problèmes.
    Il en veut à mes deux frères d’être partis. Il ne s’est jamais relevé de la mort de l’aîné de mes frères. On n’a jamais retrouvé son corps. Moi, j’ai fait plusieurs tentatives. Il y a deux mois, je suis passé au tribunal encore. Navigation clandestine. Je suis passé seul comme un chien. Mon père n’est pas venu et a empêché ma mère de le faire.
    Je passe mes journées ici, chez Abdou… Abdou, c’est le propriétaire du café. On a fait toute notre scolarité ensemble. Lui, il s’est marié. Il a même des enfants. Sinon il serait venu avec moi. Chez Abdou, je ne paye pas. Je l’aide à servir quand il est seul. Le soir je nettoie un peu avec lui le café. Je lui fais des courses. En contrepartie, il me donne «mon café» en liquide ou en nature. Moi je viens. Je m’installe. J’accroche mon oiseau à ce clou sur le mur. C’est mon clou. Et ce coin de mur m’est réservé. Personne d’autre n’accroche sa cage. J’écoute le chant du meqnine et j’attends. C’est une question d’heures ou de jours. J’embarque bientôt. J’attends le coup de fil. Un copain doit me biper. Tout est prévu, mon frère. J’ai payé un passeur. Ce sera sur un bateau de la marine marchande. Top niveau. Rien à voir avec les anciennes galères. Cette fois-ci inch Allah c’est la bonne. Ce sont mes dernières heures dans ce pays. Mes derniers jours. Ça passe ou ça casse.
    Moi, j’ai pas peur de mourir. La vérité. Mais je ne veux pas mourir. Mais si je meurs, c’est pas grave, dit-il.
    Je sais, je regarde constamment mon téléphone. Je vérifie les appels en absence. Il faut pas que je rate le rendez-vous. Dès que ça sonne, il faut que je me présente au port. Il y a un copain flic qui m’attend pour me faire entrer au port. Mes affaires sont prêtes. Vêtements. Et du matériel pour casser les cadenas du container de l’intérieur avant qu’on arrive en Europe. Dans un container, tu ne respires pas très bien mais tu respires quand même. Il faut éviter de fumer surtout. La dernière fois, ça a failli marcher. C’était une cheria. Quelqu’un a vendu la mèche. Il nous a arrêtés avant le départ du bateau.»
    Le téléphone sonne. S’arrête au bout de la deuxième sonnerie. Il vérifie son appareil. Nerveusement.
    Fausse alerte. C’est pas le bip que Smaïl attendait. C’est pas le bon bip. Il attendra encore.

 

SAS

sidahsemiane@yahoo.fr

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24 août 2007

Le petit père des peuples n'est pas mort

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    Entre une pomme de terre inabordable et un mois d’août capricieux, il y a un Etat, grand comme un cratère lunaire et étroit d’esprit comme le col de l’utérus d’une pucelle sourde. Un Etat qui pense encore diriger nos pensées. Prêcher la bonne parole dans un prosélytisme stupide et violent, comme des missionnaires en Amazonie. Un Etat qui se croit suffisamment savant et moral pour nous indiquer le chemin du bien et nous détourner pour toujours de la déviation humaine. Nous sommes les Indiens, les Peaux-Rouges de cet Etat blanc. Des sauvages à qui il faut tout enseigner.
    L’Etat est dans la vérité et nous dans l’erreur. Forcément. C’est de cet axiome de départ que naissent tous les malentendus et se forgent toutes les dictatures.
    Il y a du religieux dans cette démarche «civilisatrice». Nous en sommes encore dans une représentation éculée de l’Etat, figé dans l’image du petit père des peuples qui corrige ses enfants, les gronde quand il estime qu’ils ont été turbulents. Les renvoie précipitamment dormir sans regarder la télévision et les prive de dessert quand ils ont été insolents. C’est un peu ce qui vient d’arriver à un chanteur de rai à succès, Reda Taliani.
    Reda Taliani est un chanteur sans histoires. Il n’est pas ce qu’on appelle pompeusement, parfois de manière totalement galvaudée, un chanteur engagé. Parce que des chanteurs engagés on en a eu. Mais ils n’ont jamais été interdits d’antenne. Bien au contraire. Leur engagement était celui du parti unique et des chants élogieux conçus uniquement pour glorifier la sainte puissance des choix de l’Etat.
    Ne pas être un chanteur engagé est loin d’être une tare.
    Reda Taliani fait de la musique. Il a un public. Il n’est pas dans la contestation politique. A chacun sa façon de faire. Il y a quelques jours, il se produisait dans une salle au Maroc. Pour des raisons qui le concerne, il a tenu des propos, forcément aux allures démagogiques dans cette salle de Casablanca, devant son public, pour préciser, sans que personne lui ait demandé ou l’ait forcé, que le Sahara était marocain. Soit.
    D’après ce qu’on a lu dans la presse, la riposte ne s’est pas fait attendre. Immédiatement une décision a été prise au niveau de la radio nationale pour interdire d’antenne Reda Taliani.
    Une affaire d’Etat qui n’en est pas une. Un acte de censure abject. Nous pouvons juger que le propos ne brillait pas par une intelligence criante, mais beaucoup de gens partagent cet avis. Un éminent écrivain algérien l’a même écrit dans un journal national. Faut-il interdire ses livres ? Faut-il l’interdire d’antenne ? Bien sûr que non.
    Comment arrive-t-on jusqu’à interdire d’antenne un chanteur ? Qui le décide et pourquoi ? Quel est ce processus mystérieux qui aboutit à la censure ?
    Reda Taliani ne représente aucune menace. Qu’il soit pour ou contre l’indépendance du Polisario ne va faire basculer aucun des deux côtés de la balance. C’est son point de vue. On peut le considérer comme étant un point de vue réactionnaire et totalement idiot. Mais l’idiotie n’est pas un délit. Si Reda Taliani avait dit que le Tibet, occupé par les Chinois depuis 1949, était une province chinoise, personne n’aurait bougé le petit doigt pour appuyer sur le bouton de la censure. Parce que l’Etat n’a pas de point de vue tranché sur le Tibet.
    La radio nationale a décidé de censurer Reda Taliani parce qu’elle a estimé que son propos ne cadrait pas avec le discours officiel. Le point de vue de l’Etat que la radio nationale semble connaître parfaitement.
    Personne n’est tenu de partager les points de vue de l’Etat. Même pas Reda Taliani. Et entre Reda Taliani et le Polisario beaucoup prendraient Reda Taliani, non pas parce qu’ils sont des analphabètes politiques ou des hommes insensibles à la souffrance d’un peuple mais seulement parce qu’ils connaissent les chansons de Taliani par cœur alors que le conflit sahraoui ils ne l’apprécient qu’à travers le prisme de la propagande gouvernementale et non pas comme l’histoire d’un peuple dominé par une puissance militaire injuste. Reda Taliani n’est pas le porte-parole du gouvernement.
    L’Etat a une démarche et l’individu en a une autre. Parfois les deux démarches peuvent se croiser au détour d’une idée et souvent non.
    Il fut un temps où les chanteurs étaient interdits d’antenne pour ce qu’ils chantaient. Maintenant on les interdit pour ce qu’ils disent aussi. On n’arrêtera jamais le progrès.
    Le petit père des peuples a décidé de censurer un chanteur non pas pour ses chansons, qui n’ont rien de subversif, mais pour ses propos, qui n’ont rien de révolutionnaire non plus.
    Reda Taliani est puni, il sera donc privé de desserts. Le dessert de la radio. Un service public. Il se couchera tôt. Mangera seul. Et copiera pendant 100 millions de fois qu’il ne dira plus de bêtises. Le petit père des peuples ramassera les copies avant la fin du conflit sahraoui. Sinon au plus tard, avant le règlement de la crise de la pomme de terre.

   

SAS
sidahsemiane@yahoo.fr

15 août 2007

Philosophie du Silence

interview
    Il y a erreur sur la marchandise. Ce que je disais de la cyberdissidence, la semaine passée, n’a rigoureusement rien à voir avec ce que je pense du contenu du livre de l’ancien Premier ministre, Belaïd Abdeslam ni de la manière dont il faut ou pas l’apprécier. Pour éviter ce genre de raccourci et de quiproquo, j’ai pris la précaution de ne pas donner le nom de l’ancien Premier ministre. J’ai tenu à ce que son nom ne figure pas dans le texte. Raté. Le courrier que j’ai reçu me félicitant et me précisant au passage que le livre était «revanchard» et qu’il ne méritait pas qu’on s’y attarde plus que ça, me met mal à l’aise, d’autant plus que ce courrier est censé me conforter dans une position que les lecteurs - qui ont pris la peine de m’écrire- pensent partager forcément et préalablement avec moi.
    Je ne veux pas décevoir ces lecteurs mais je ne veux surtout pas être otage non plus d’un point de vue qui n’est pas le mien. D’où la nécessité de préciser deux ou trois choses à propos de ce livre et de ce que je pense de sa publication.
    D’abord, je ne peux pas être contre la publication d’un livre ; et peu importe le support technique qui le soutient et peu importe, surtout, celui qui le fait. Un livre est une pièce dans la confection du grand puzzle de l’histoire.
    Ce que je disais était pourquoi Internet, cet outil fascinant, n’est pas utilisé à grande échelle par d’autres gens, une autre génération d’écrivains et de politiques qui apporterait un nouveau souffle et de nouvelles idées dans le débat. Sans plus. C’est vrai aussi que j’ai fait le malin en disant qu’il est tout de même étonnant que ce soit un ancien chef de gouvernement au pouvoir (ou dans sa périphérie depuis un demi-siècle) qui en donne le la et non pas des nouvelles figures aux propos plus frais. Sans tomber dans le culte de la jeunesse, il est évident qu’il y a des propos plus revigorants d’octogénaires édentés que de certains jeunes trentenaires.
    Je ne peux tout de même pas reprocher à un homme d’écrire. Soyons sérieux.
    Belaïd Abdeslam écrit un livre. Ce n’est pas exceptionnel dans la mesure où il en a fait d’autres. Belaïd Abdeslam appartient à ce cercle restreint d’hommes politiques qui laissent des traces, certes discutables, parfois contestables, parfois détestables, mais il est là et il écrit.
    Son point de vue agace. Tant mieux. Sa manière bourrue de dire les choses est souvent très peu appréciée. Tant pis. Cet homme écrit. Il dit. Il est dans la parole. Ce que peu de ses congénères peuvent lui contester. Il dit. Il ne dit certainement pas tout. Mais il dit. C’est à nous de prendre. De faire le tri. De l’interroger. D’aller plus loin. C’est aux différents segments de la société, à travers ses médias, sa classe politique, ses historiens, sa justice et ses autres acteurs d’apporter, quand elle est en mesure de le faire, la contradiction ou les preuves irréfutables de ce qu’il avance. Les journaux se sont contentés de l’insulter, lançant par-ci par-là des vieux quolibets pour faire taire la polémique. Nous sommes contre la polémique. Nous voulons des consensus mous. Etrange.
    Il est tout de même scandaleux qu’un homme, pour ne prendre qu’une idée parmi tant d’autres développées dans ce livre, qui insinue avec des mots à peine voilés, que la mort du président Boumediene est suspecte, sans que personne rebondisse sur la perche pour mieux comprendre. Mieux se faufiler dans la brèche de la confession. Aucune enquête n’a été ouverte. Ça fait plus de vingt ans que la société se demande si le Président Boumediene n’est pas mort dans des conditions troubles. Mais la société n’est pas Belaïd Abdeslam. Et la confidence n’est pas tenue dans un café à la rue Didouche, mais dans un livre. C’est un ancien chef de gouvernement qui le dit, un homme fort de l’époque Boumediene. Ce n’est pas le dernier des quidams qui en fait la confidence.
    Non. Rien. Ce que l’on reproche à Belaïd Abdeslam c’est : pourquoi ce livre maintenant ? C’est la question à laquelle vous n’échapperez pas. Et pourquoi pas maintenant ? Pourquoi vouloir que chaque événement ait une place évidente dans l’espace et le temps ? Un livre ça se construit. Ça mûrit. Il vient quand il peut pas quand nous l’avons décidé. Il aurait écrit ce brûlot trois ans plus tôt ou quinze ans plus tard, la même interrogation idiote aurait été posée de la même manière béate.
    Pourquoi maintenant ? Nous sommes dans la culture et la philosophie du silence.
    Nous ne voulons pas de paroles. Et à chaque fois qu’un individu tente, et peu importe les raisons qui le motivent, de dire, une armée de censeurs se met en position de tir pour mettre en joue le «dangereux» subversif afin de l’abattre et de le jeter dans le trou de l’oubli et du mutisme.
    Belaïd Abdeslam veut régler des comptes, chuchote-t-on ici et là. Avec quelques généraux. Avec la politique du rééchelonnement. Etc. Et alors ? Belaïd Abdeslam tente de régler ses comptes dans un livre pas dans un maquis. Il a pris son ordinateur pas une mitraillette. C’est cela la politique aussi, un éternel règlement de comptes entre les hommes qui ont décidé de faire de cette confrontation un métier.
    Nous ne sommes pas tenus d’aimer Belaïd Abdeslam encore moins de partager la rigidité de sa vision du monde, mais nous ne sommes pas dans une histoire d’amour, nous sommes dans le débat politique. C’est tout. Alors pourquoi vouloir faire taire des hommes qui veulent dire ?
    Pendant des années, c’était la police politique qui se chargeait de réduire au silence les gens, aujourd’hui, ce sont les médias. Est-ce que les médias sont la nouvelle police politique du siècle ? C’est un autre débat que personne n’entamera. Forcément.
     SAS
sidahsemiane@yahoo.fr

9 août 2007

Bled Noir et Blanc.

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    Amine est gérant d’un cybercafé. Il fait ce métier depuis plus de cinq ans. Il travaille la nuit. Parfois jusqu’au petit matin. Les jeunes de son quartier viennent se connecter. «Ils tchattent.» C’est un vrai phénomène. Ils restent des heures à chuchoter dans leurs casques des mots presque silencieux. Incompréhensible ce qu’ils racontent. Mais je devine un peu ce qui peut se dire. C’est comme des gémissements. Ça ressemble à des chants de baleines, comme ceux qu’on écoutait dans les documentaires de Cousteau quand on était jeune. Les baleines amoureuses dont les chants traversent les océans. Phénoménal. Mais j’avoue que c’est moins poétique.
    «Gérer un cyber dans une cité merdique, quel drôle de métier. Je viens et je connecte des va-nu-pieds comme moi sur le nouveau monde. Je regarde les copains de quartier se brancher avec une autre dimension. Avec l’illusion. Avec rien. A la fin je les fais payer. Je suis comme une prostituée qu’on vient visiter le soir. C’est comme faire le trottoir sauf que je suis assis derrière ce bureau ridicule. Les gens viennent. Ils se vident de leurs émotions et ils me payent. Mais on ne me touche pas, dit-il en rigolant. Je suis une mère maquerelle, c’est tout. Et les micros sont mes «favorites».
    Je bichonne mes «favorites». Je leur passe un anti-virus chaque soir pour voir si aucun virus ne les a contaminées d’une mystérieuse maladie. C’est souvent la déplaisante sensation que j’ai à chaque fermeture.
Je suis la madame Claude de la connexion. Je suis là, derrière mon comptoir et j’attends qu’un client se plaigne de la lenteur du débit ou des déconnexions inopinées.
    Amine est informaticien. Il a fait l’Université de Bab Ezzouar. Major de sa promotion, il a travaillé quelques mois pour Sonatrach, dans le Sud. C’est à cause de son père malade qu’il est revenu. Alzheimer. Son entreprise lui a refusé une affectation sur Alger. Il était obligé de quitter son travail pour en chercher un autre. Depuis, son père est mort, mais Amine n’a jamais pu reprendre son poste. C’est la vie. C’est un vieux copain de fac qui lui a proposé de gérer le cyber. Lui, il travaille en France, chez Compaq. Il est ingénieur programmateur. Il a bien réussi sa vie. Il a bien creusé son trou. Il a toujours était doué, dit-il, en parlant de son ami, patron du cyber.
    Amine est maigre comme un clou. Il ressemble à un personnage de Luky Luke, Fil de fer. Un homme grand et chétif comme un i. Droit comme un poteau. D’ailleurs c’est comme ça que ses amis l’appellent : fil de fer. Ça ne le dérange pas d’être surnommé ainsi. Amine est le roi de la bricole informatique. Il a commencé avec un Amstrad dans les années 80. Son frère le lui a dégoté. Un petit ordinateur d’occasion acheté lors d’un stage en Allemagne. L’ordinateur était tellement pourri qu’il ne servait qu’aux jeux. Des jeux lents et assez rudimentaires. La technologie a évolué depuis.
    Il y a quelques semaines, la majorité des clients venaient pour les résultats du bac. Ils cherchaient les corrigés. Les résultats. Puis la clientèle habituelle est revenue, reprenant le dessus sur les autres. Le «tchat» a vite repris ses lettres de noblesse. Mais, depuis quelques jours, il y a du nouveau sur le Net. Les gens, pas forcément les habitués, viennent télécharger des documents. Ça alourdit la connexion, dit-il.
    Au début, je ne faisais pas vraiment attention, mais quand je me suis intéressé de plus près à la chose, j’ai compris qu’il s’agissait d’un livre. Celui d’un ancien Premier ministre. Une polémique que les gens suivent sur les journaux, entre un ancien chef du gouvernement et quelques généraux. Ça ne m’intéresse pas. J’ai téléchargé le livre moi aussi. Par curiosité. Histoire d’être dans le mouvement. Mais je ne suis pas allé jusqu’au bout. A quoi bon ? Il y a tellement de livres plus intéressants. Puis ça me dégoutte tout ça.
C’est vraiment un pays noir et blanc. Il n’évolue pas j’ai l’impression. On vit constamment dans le passé.
    Je me suis très tôt intéressé aux blogs. Tu sais ces gens qui racontent le monde avec un peu de vérité. Qui n’ont pas forcément un fil à la patte. Des jeunes qui veulent décrire le monde tel qu’il est réellement. Des gens comme toi et moi qui racontent parfois seulement leur quotidien. Il y a réellement une véritable communauté de la dissidence sur le Net. Le premier blog que j’ai lu c’est celui d’un Irakien. Je l’avais repéré sur une émission à la télévision. De son blog il en a fait un livre. Il racontait l’Irak sous les bombardements américains avant la capture de Saddam. Puis il y a ce jeune Egyptien poursuivi dans son pays pour atteinte à la moralité publique, je crois. Il y avait une Chinoise. C’est merveilleux. On appelle ça la cyberdissidence. Des jeunes qui s’opposent à des régimes archaïques. Il y avait de l’espoir avec cet instrument. Je me suis dit qu’il est possible de créer une opposition pacifique sur le Net. Mais j’ai l’impression que même la dissidence nous n’y avons pas droit.
    C’est tout de même hallucinant que ce soit un ancien Premier ministre qui lance la cyberdissidence. Un ancien responsable totalement impliqué, avec une part de responsabilité non négligeable, dans l’échec de ce pays.
Dans tous les pays du monde, fulmine-t-il, la dissidence, l’opposition, appartiennent aux opposants. A des hommes et des femmes qui proposent une alternative. Nous sommes les rois du travestissement. Les drag-queens de l’imposture.
    Pourquoi les choses ne prennent-elles pas la même signification qu’ailleurs ?
Pourquoi un homme du passé et du pouvoir inaugure-t-il la cyberdissidence quand dans tous les pays du monde ce sont des gens nouveaux qui appréhendent la vie autrement, qui en sont les pionniers ? On a un ancien ministre de la Défense qui écrit des essais. Un commandant qui fait des romans à succès. Il y a même un commissaire femme au Central d’Alger qui fait de la poésie qui est publiée. J’ai lu tout plein d’articles élogieux sur elle. Je t’ai dit, c’est un pays de fous. Ils ont tout pris. Même la dissidence. Bled noir et blanc. Je te l’avais bien dit.

   

SAS
sidahsemiane@yahoo.fr

7 août 2007

Les Chiens Ecrasés

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    Il y a quelque chose de pourri dans le royaume. Le nôtre, pas marocain. En ce qui concerne ce dernier, la presse «démocratique» d’Alger se délecte suffisamment des moindres frémissements chérifiens pour en faire ses choux gras, pour que nous en rajoutions une louche à notre tour. Presse revancharde qui s’emploie à ridiculiser son voisin à la moindre occasion, s’entêtant, dans un même élan, à faire la leçon dans des domaines où nous sommes encore loin d’être des champions incontestés et incontestables : droits de l’Homme, censure, gestion des affaires publiques, insécurité et tout le reste. La presse marocaine n’est pas exempte de cette pratique détestable et de mauvaise foi non plus. Maghreb uni par le même sous-développement mental et les mêmes discours de la haine que la presse relaie allègrement sans prendre ses distances avec des manœuvres politiques établies d’un côté comme de l’autre. Mais passons, et revenons plutôt à nos moutons et à leur instinct grégaire.
    Un député, en Kabylie, connu pour ses pratiques de tonton macoute, a encore fait des siennes en jouant de la gâchette. Récidiviste impénitent, il a assassiné un jeune homme la semaine dernière. L’information a été timidement donnée par les uns et totalement mise sous le coude par d’autres. Il ne serait alors pas du tout étonnant de savoir que les lecteurs, même les plus assidus, ignorent totalement cette histoire. Pourquoi passer sous silence une aussi grave affaire ? Comment est établie la hiérarchisation de l’information ? Pourquoi un député qui tue un simple citoyen n’intéresse pas les médias, alors qu’un simple citoyen qui tuerait un député devrait nous intéresser ?
    Sous d’autres cieux, un député qui tue un homme, quelles que soient les circonstances, aurait donné lieu à débats, controverses et polémiques. Classe politique et médias se sont passé le mot pour taire ou minimiser, dans le meilleur des cas, une affaire qui concerne l’ensemble de la société. Classe politique et médias se rejoignent dans l’embouchure de la complaisance.
    Les détails concernant ce meurtre restent encore flous pour dire avec précision de quelle manière il s’est réellement déroulé. La seule chose que l’on sait avec précision est qu’un homme désarmé est mort sous les balles assassines d’un député. Mais le peu que l’on sache déjà reste terrifiant. Un jeune homme fait son jogging. Le député, shérif flingueur à ses heures perdues, immunisé par son statut de député et sa puissance de seigneur de la guerre, l’interpelle pour vérifier son identité. C’est là que commence l’anomalie avant d’arriver à l’homicide en question. C’est dans le creux de cet acte arbitraire que commence le délit. Le meurtre n’en est que la conséquence tragique.
    De quel droit un député vérifie-t-il l’identité d’un passant aussi «louche» soit-il ? Comment des hommes se substituent-ils aux services de police pour arrêter des citoyens sans que la police n’y trouve rien à dire ? Avant le meurtre il y a violation et usurpation de fonction. Seuls les services de police et les autres services de sécurité sont habilités à demander des papiers aux passants. C’est le non-droit qui permet ce genre de dérive. Si le député savait qu’il n’était pas autorisé à interpeller un homme dans la rue, il n’y aurait pas eu de meurtre. Le mot n’est pas déplacé. C’est d’un meurtre qu’il s’agit. Un assassinat. Ce n’est pas une bavure.
    Le député, Mira, accusé dans une précédente affaire de meurtre et acquitté par la justice, se permet une telle pratique parce qu’il sait qu’il est autorisé à le faire. C’est le non-droit qui le lui permet, pas la loi. Le meurtre a dévoilé une pratique classique d’abus de pouvoir. Si ce jeune homme n’avait pas été tué, personne n’aurait su encore que des gens qui n’ont aucun pouvoir que celui des armes et de la complaisance de l’Etat se permettent encore de mépriser les lois et les hommes. Le procédé est courant et n’est pas encore totalement banni de nos pratiques. C’est cela la triste conclusion. C’est le non-droit que cette affaire remet sur le tapis en premier lieu. Ce sont les réseaux maffieux que des petites graines de fascistes ont consciencieusement bâtis sous couvert de la «défense de la démocratie», qui nous explosent au visage de manière épisodique pour l’instant, en attendant l’explosion finale qui nous emportera tous, à force de tirer sur la corde et de minimiser les choses graves.
    En second lieu, c’est de la vie humaine qu’il s’agit. A-t-elle encore un sens pour nous ? La vie d’un homme mérite-t-elle plus qu’un entrefilet de la rubrique des faits divers ? Il y a un terme qui je n’ai jamais apprécié dans la presse et jamais totalement saisi pour dire d’un journaliste débutant qui se fait les dents dans les petites informations. On dit faire les chiens écrasés. A se demander si, pour notre presse, les chiens écrasés ne sont pas tout bonnement ces hommes qui meurent assassinés sans faire de bruit…

    SAS
sidahsemiane@yahoo.fr

28 juillet 2007

Alger la bien gardée.

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    Alger est triste. Profondément triste. Et l’été n’y peut rien. Elle ne mérite peut-être même pas tout le soleil qui se déploie sur elle. La pluie convient certainement mieux à cette ville. Elle colle pleinement à son aspect renfrogné. On a beau essayer de repeindre les murs de la ville, d’égayer ses façades, Alger reste sombre, malgré sa sublime lumière. A-t-elle perdu le sens de la fête ? L’eût-elle un jour ? Une certaine forme d’amnésie nous fait penser que la fête a pris la clef des champs à cause de ces quinze années de guerre. Même pas vrai, diraient les gosses. On sublime un passé qui n’a peut-être jamais existé. Ou si peu. Avant la guerre, Alger était déjà en guerre contre elle-même. Elle s’enfonçait dans une longue liste d’interdits bigots combinés à un malaise malsain, que l’Etat avait inaugurés bien avant le zèle de la dévotion hirsute, sur laquelle, le plus souvent, on déverse injustement toutes nos rancunes et nos échecs. «Il n’y a rien à faire dans cette ville», me dit Souad, une Libanaise installée ici, depuis quelques mois. Son constat est loin d’être sévère. Souad aime les gens, mais où les trouver ? Comment les aborder ? Dans quel café ? Dans quelle brasserie ?
    On a comme l’impression qu’Alger s’est transformée petit à petit en une espèce de ville conçue pour abriter l’ennui, alors que toute son architecture est une invitation à l’enchantement, au mystère et à l’orgie des sens.
    Alger est une ville policière. N’allez pas croire que c’est à cause des attentats ni à cause du nombre croissant de ses policiers qu’elle est policière. Alger est policière dans son attitude. Dans sa tête. Même sans policiers elle aurait été policière. D’où le drame peut-être.
    On s’y sent constamment guetté. Jaugé. D’abord par ses semblables.
    Les femmes bravent la hargne des regards mâles, mais elles restent tout de même prisonnières du temps et des hommes. Des cendrillons qui n’égarent aucune chaussure mais qui sont tenues de rentrer bien avant minuit chez elles.
    La nuit, les femmes disparaissent. Mais les hommes aussi. Les femmes victimes des hommes et les hommes victimes d’eux-mêmes. Alger est une ville qui ferme comme ses magasins. C’est une ville cadenassée que nous devrions cambrioler. Mais personne n’est assez doué pour forcer ses serrures.
    Quelle horreur, une ville qui ferme ses portes invisibles au nez de ses habitants. Des portes contre lesquelles nous cognons constamment.
    Il ne viendrait à l’esprit de personne de se balader la nuit à pied. Prendre l’air. Un pot. Marcher. Découvrir d’autres senteurs. Voir la mer.
    Même la mer, on ne la voit pas. On ne la voit plus. Est-ce les gens qui se sont détournés d’elle ou est-ce elle qui s’est détournée de nous ?
    Alger est devenue un désert sans sable traversé par des ombres pressées. On a de l’affection pour ses gens mais on ne sait pas toujours où trouver les gens. Comment leur parler ? Nous sommes tous un peu comme Souad, la Libanaise.
    Les dernières séances de cinéma, dans les deux ou trois salles encore fréquentables, sont programmées pour 18 heures. Quand elles ne sont pas carrément déprogrammées pour on ne sait quelles raisons, toujours valables aux yeux des gérants de salles. Après une séance de cinéma ratée que nous reste-t-il ? Les cafés sont fermés. Les bars offrent des prestations médiocres où la gaieté et l’échange sont presque bannis, pour laisser place à des murmures chaotiques ou des esclandres sans nom.
    Depuis plusieurs semaines, les bars sont sommés de fermer aux alentours de 22 heures. Prendre un soda ou une bière devient un vrai parcours du combattant. Et où écouter de la musique ? Et ces expositions, toujours organisées dans des lieux qui n’inspirent pas forcément la sympathie ; malgré la beauté de leurs sites ils sont honnis par la société. Je n’aime pas le palais de la Culture.
    Il est beau, mais je n’ai absolument rien à y faire. Et quand j’y vais, c’est forcément pour faire plaisir à des amis artistes qui y exposent. La culture, la vraie, doit se faire dans la rue. Pas dans les palais, avec des ministres arrogants. El Djazaïr el mahroussa. Alger la bien gardée. Depuis les Turcs, la Régence, Alger est sous surveillance. La moindre manifestation de joie inquiète. La moindre manifestation de colère panique. On a peur de la foule. Une agoraphobie institutionnelle qui n’a rien à voir avec les angoisses de l’individu mais plutôt avec les terreurs des dirigeants envers la société. La société n’a jamais été écoutée, mais on l’a souvent mise sur écoute.
    Quand il y a un concert de musique, il y a souvent plus de policiers que de public. Idem pour les matchs de football. Alger est immédiatement quadrillée.
    Pour une raison étrange, les magasins de meubles restent ouverts, très tard la nuit.
    Un ami anxieux me dit, dans un humour teinté de doute, que les vendeurs de meubles doivent travailler pour la police. Et si les Algériens, au lieu de s’amuser la nuit préféraient acheter des meubles ? Peut-être bien. Mais en attendant une réponse précise pour savoir pourquoi les magasins de meubles restent ouverts la nuit alors que tout est fermé, on peut déjà dire qu’une ville qui ne vit pas la nuit n’est pas une ville. C’est un village agricole sans les champs de blé à labourer.

   

SAS
sidahsemiane@yahoo.fr

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