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Des Nouvelles du Dehors
9 août 2007

Bled Noir et Blanc.

bled_noir_et_blanc

    Amine est gérant d’un cybercafé. Il fait ce métier depuis plus de cinq ans. Il travaille la nuit. Parfois jusqu’au petit matin. Les jeunes de son quartier viennent se connecter. «Ils tchattent.» C’est un vrai phénomène. Ils restent des heures à chuchoter dans leurs casques des mots presque silencieux. Incompréhensible ce qu’ils racontent. Mais je devine un peu ce qui peut se dire. C’est comme des gémissements. Ça ressemble à des chants de baleines, comme ceux qu’on écoutait dans les documentaires de Cousteau quand on était jeune. Les baleines amoureuses dont les chants traversent les océans. Phénoménal. Mais j’avoue que c’est moins poétique.
    «Gérer un cyber dans une cité merdique, quel drôle de métier. Je viens et je connecte des va-nu-pieds comme moi sur le nouveau monde. Je regarde les copains de quartier se brancher avec une autre dimension. Avec l’illusion. Avec rien. A la fin je les fais payer. Je suis comme une prostituée qu’on vient visiter le soir. C’est comme faire le trottoir sauf que je suis assis derrière ce bureau ridicule. Les gens viennent. Ils se vident de leurs émotions et ils me payent. Mais on ne me touche pas, dit-il en rigolant. Je suis une mère maquerelle, c’est tout. Et les micros sont mes «favorites».
    Je bichonne mes «favorites». Je leur passe un anti-virus chaque soir pour voir si aucun virus ne les a contaminées d’une mystérieuse maladie. C’est souvent la déplaisante sensation que j’ai à chaque fermeture.
Je suis la madame Claude de la connexion. Je suis là, derrière mon comptoir et j’attends qu’un client se plaigne de la lenteur du débit ou des déconnexions inopinées.
    Amine est informaticien. Il a fait l’Université de Bab Ezzouar. Major de sa promotion, il a travaillé quelques mois pour Sonatrach, dans le Sud. C’est à cause de son père malade qu’il est revenu. Alzheimer. Son entreprise lui a refusé une affectation sur Alger. Il était obligé de quitter son travail pour en chercher un autre. Depuis, son père est mort, mais Amine n’a jamais pu reprendre son poste. C’est la vie. C’est un vieux copain de fac qui lui a proposé de gérer le cyber. Lui, il travaille en France, chez Compaq. Il est ingénieur programmateur. Il a bien réussi sa vie. Il a bien creusé son trou. Il a toujours était doué, dit-il, en parlant de son ami, patron du cyber.
    Amine est maigre comme un clou. Il ressemble à un personnage de Luky Luke, Fil de fer. Un homme grand et chétif comme un i. Droit comme un poteau. D’ailleurs c’est comme ça que ses amis l’appellent : fil de fer. Ça ne le dérange pas d’être surnommé ainsi. Amine est le roi de la bricole informatique. Il a commencé avec un Amstrad dans les années 80. Son frère le lui a dégoté. Un petit ordinateur d’occasion acheté lors d’un stage en Allemagne. L’ordinateur était tellement pourri qu’il ne servait qu’aux jeux. Des jeux lents et assez rudimentaires. La technologie a évolué depuis.
    Il y a quelques semaines, la majorité des clients venaient pour les résultats du bac. Ils cherchaient les corrigés. Les résultats. Puis la clientèle habituelle est revenue, reprenant le dessus sur les autres. Le «tchat» a vite repris ses lettres de noblesse. Mais, depuis quelques jours, il y a du nouveau sur le Net. Les gens, pas forcément les habitués, viennent télécharger des documents. Ça alourdit la connexion, dit-il.
    Au début, je ne faisais pas vraiment attention, mais quand je me suis intéressé de plus près à la chose, j’ai compris qu’il s’agissait d’un livre. Celui d’un ancien Premier ministre. Une polémique que les gens suivent sur les journaux, entre un ancien chef du gouvernement et quelques généraux. Ça ne m’intéresse pas. J’ai téléchargé le livre moi aussi. Par curiosité. Histoire d’être dans le mouvement. Mais je ne suis pas allé jusqu’au bout. A quoi bon ? Il y a tellement de livres plus intéressants. Puis ça me dégoutte tout ça.
C’est vraiment un pays noir et blanc. Il n’évolue pas j’ai l’impression. On vit constamment dans le passé.
    Je me suis très tôt intéressé aux blogs. Tu sais ces gens qui racontent le monde avec un peu de vérité. Qui n’ont pas forcément un fil à la patte. Des jeunes qui veulent décrire le monde tel qu’il est réellement. Des gens comme toi et moi qui racontent parfois seulement leur quotidien. Il y a réellement une véritable communauté de la dissidence sur le Net. Le premier blog que j’ai lu c’est celui d’un Irakien. Je l’avais repéré sur une émission à la télévision. De son blog il en a fait un livre. Il racontait l’Irak sous les bombardements américains avant la capture de Saddam. Puis il y a ce jeune Egyptien poursuivi dans son pays pour atteinte à la moralité publique, je crois. Il y avait une Chinoise. C’est merveilleux. On appelle ça la cyberdissidence. Des jeunes qui s’opposent à des régimes archaïques. Il y avait de l’espoir avec cet instrument. Je me suis dit qu’il est possible de créer une opposition pacifique sur le Net. Mais j’ai l’impression que même la dissidence nous n’y avons pas droit.
    C’est tout de même hallucinant que ce soit un ancien Premier ministre qui lance la cyberdissidence. Un ancien responsable totalement impliqué, avec une part de responsabilité non négligeable, dans l’échec de ce pays.
Dans tous les pays du monde, fulmine-t-il, la dissidence, l’opposition, appartiennent aux opposants. A des hommes et des femmes qui proposent une alternative. Nous sommes les rois du travestissement. Les drag-queens de l’imposture.
    Pourquoi les choses ne prennent-elles pas la même signification qu’ailleurs ?
Pourquoi un homme du passé et du pouvoir inaugure-t-il la cyberdissidence quand dans tous les pays du monde ce sont des gens nouveaux qui appréhendent la vie autrement, qui en sont les pionniers ? On a un ancien ministre de la Défense qui écrit des essais. Un commandant qui fait des romans à succès. Il y a même un commissaire femme au Central d’Alger qui fait de la poésie qui est publiée. J’ai lu tout plein d’articles élogieux sur elle. Je t’ai dit, c’est un pays de fous. Ils ont tout pris. Même la dissidence. Bled noir et blanc. Je te l’avais bien dit.

   

SAS
sidahsemiane@yahoo.fr

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