Philosophie du Silence
Il y a erreur sur la marchandise. Ce que je disais de la cyberdissidence, la semaine passée, n’a rigoureusement rien à voir avec ce que je pense du contenu du livre de l’ancien Premier ministre, Belaïd Abdeslam ni de la manière dont il faut ou pas l’apprécier. Pour éviter ce genre de raccourci et de quiproquo, j’ai pris la précaution de ne pas donner le nom de l’ancien Premier ministre. J’ai tenu à ce que son nom ne figure pas dans le texte. Raté. Le courrier que j’ai reçu me félicitant et me précisant au passage que le livre était «revanchard» et qu’il ne méritait pas qu’on s’y attarde plus que ça, me met mal à l’aise, d’autant plus que ce courrier est censé me conforter dans une position que les lecteurs - qui ont pris la peine de m’écrire- pensent partager forcément et préalablement avec moi.
Je ne veux pas décevoir ces lecteurs mais je ne veux surtout pas être otage non plus d’un point de vue qui n’est pas le mien. D’où la nécessité de préciser deux ou trois choses à propos de ce livre et de ce que je pense de sa publication.
D’abord, je ne peux pas être contre la publication d’un livre ; et peu importe le support technique qui le soutient et peu importe, surtout, celui qui le fait. Un livre est une pièce dans la confection du grand puzzle de l’histoire.
Ce que je disais était pourquoi Internet, cet outil fascinant, n’est pas utilisé à grande échelle par d’autres gens, une autre génération d’écrivains et de politiques qui apporterait un nouveau souffle et de nouvelles idées dans le débat. Sans plus. C’est vrai aussi que j’ai fait le malin en disant qu’il est tout de même étonnant que ce soit un ancien chef de gouvernement au pouvoir (ou dans sa périphérie depuis un demi-siècle) qui en donne le la et non pas des nouvelles figures aux propos plus frais. Sans tomber dans le culte de la jeunesse, il est évident qu’il y a des propos plus revigorants d’octogénaires édentés que de certains jeunes trentenaires.
Je ne peux tout de même pas reprocher à un homme d’écrire. Soyons sérieux.
Belaïd Abdeslam écrit un livre. Ce n’est pas exceptionnel dans la mesure où il en a fait d’autres. Belaïd Abdeslam appartient à ce cercle restreint d’hommes politiques qui laissent des traces, certes discutables, parfois contestables, parfois détestables, mais il est là et il écrit.
Son point de vue agace. Tant mieux. Sa manière bourrue de dire les choses est souvent très peu appréciée. Tant pis. Cet homme écrit. Il dit. Il est dans la parole. Ce que peu de ses congénères peuvent lui contester. Il dit. Il ne dit certainement pas tout. Mais il dit. C’est à nous de prendre. De faire le tri. De l’interroger. D’aller plus loin. C’est aux différents segments de la société, à travers ses médias, sa classe politique, ses historiens, sa justice et ses autres acteurs d’apporter, quand elle est en mesure de le faire, la contradiction ou les preuves irréfutables de ce qu’il avance. Les journaux se sont contentés de l’insulter, lançant par-ci par-là des vieux quolibets pour faire taire la polémique. Nous sommes contre la polémique. Nous voulons des consensus mous. Etrange.
Il est tout de même scandaleux qu’un homme, pour ne prendre qu’une idée parmi tant d’autres développées dans ce livre, qui insinue avec des mots à peine voilés, que la mort du président Boumediene est suspecte, sans que personne rebondisse sur la perche pour mieux comprendre. Mieux se faufiler dans la brèche de la confession. Aucune enquête n’a été ouverte. Ça fait plus de vingt ans que la société se demande si le Président Boumediene n’est pas mort dans des conditions troubles. Mais la société n’est pas Belaïd Abdeslam. Et la confidence n’est pas tenue dans un café à la rue Didouche, mais dans un livre. C’est un ancien chef de gouvernement qui le dit, un homme fort de l’époque Boumediene. Ce n’est pas le dernier des quidams qui en fait la confidence.
Non. Rien. Ce que l’on reproche à Belaïd Abdeslam c’est : pourquoi ce livre maintenant ? C’est la question à laquelle vous n’échapperez pas. Et pourquoi pas maintenant ? Pourquoi vouloir que chaque événement ait une place évidente dans l’espace et le temps ? Un livre ça se construit. Ça mûrit. Il vient quand il peut pas quand nous l’avons décidé. Il aurait écrit ce brûlot trois ans plus tôt ou quinze ans plus tard, la même interrogation idiote aurait été posée de la même manière béate.
Pourquoi maintenant ? Nous sommes dans la culture et la philosophie du silence.
Nous ne voulons pas de paroles. Et à chaque fois qu’un individu tente, et peu importe les raisons qui le motivent, de dire, une armée de censeurs se met en position de tir pour mettre en joue le «dangereux» subversif afin de l’abattre et de le jeter dans le trou de l’oubli et du mutisme.
Belaïd Abdeslam veut régler des comptes, chuchote-t-on ici et là. Avec quelques généraux. Avec la politique du rééchelonnement. Etc. Et alors ? Belaïd Abdeslam tente de régler ses comptes dans un livre pas dans un maquis. Il a pris son ordinateur pas une mitraillette. C’est cela la politique aussi, un éternel règlement de comptes entre les hommes qui ont décidé de faire de cette confrontation un métier.
Nous ne sommes pas tenus d’aimer Belaïd Abdeslam encore moins de partager la rigidité de sa vision du monde, mais nous ne sommes pas dans une histoire d’amour, nous sommes dans le débat politique. C’est tout. Alors pourquoi vouloir faire taire des hommes qui veulent dire ?
Pendant des années, c’était la police politique qui se chargeait de réduire au silence les gens, aujourd’hui, ce sont les médias. Est-ce que les médias sont la nouvelle police politique du siècle ? C’est un autre débat que personne n’entamera. Forcément.
SAS
sidahsemiane@yahoo.fr