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Des Nouvelles du Dehors
31 août 2007

En attendant le bon bip.

harragas_web

    «Ma vie ramollit comme des pâtes dans de l’eau bouillante, dit-il, en vérifiant l’écran de son téléphone portable qu’il ne lâche presque pas. J’ai honte de rentrer chez moi le soir. Chez moi, chez mes parents, c’est un vieux matelas en éponge et une couverture, que je déroule chaque nuit avant de les remettre tous les matins que Dieu fait sous le buffet de ma grand-mère. Je vis sous le buffet du salon…enfin pas sous le buffet mais juste à côté.
    Mais le matin, il n’y a aucune trace de ma présence. C’est comme un attentat à Alger. Tu reviens une demi-heure après l’explosion et il n’y a plus rien. Je me lève à 7 heures. A 7 heures cinq, plus aucune trace de mon sommeil. Je suis déjà habillé et déjà dans la rue.
    Mon père ne m’adresse plus la parole. Ma mère me parle mais elle ne me dit rien. Ce qui est presque kifkif.
    Le matin, pour me dire bonjour, elle bouge la tête seulement. Elle sait que le jour ne sera pas bon. Elle murmure des politesses et des prières. Mes deux frères sont déjà partis. L’un est mort en mer. L’autre est en Italie. Mais on n’a jamais eu de ses nouvelles. Il m’a appelé une seule fois. Pour me dire qu’il allait bien. Il n’a jamais eu le courage de parler à mes parents. On sait juste qu’il est en vie.
    Ma mère reste silencieuse. Elle lave mes vêtements. Les repasse. Elle me laisse à manger dans la cuisine. Elle me prépare un plateau qu’elle couvre avec une grande serviette. Mon père est contre. Ou fait semblant de l’être. Mais il ne l’empêche tout de même pas de le faire. Pourquoi tu lui donnes à manger ? Il va partir, lui aussi. C’est ce qu’il pense. Et il a raison. Personne ne pourra l’empêcher de partir, dit-il. Il est en transit ici. En escale. Il attend le prochain départ. C’est ce qu’il m’a dit la dernière fois où il m’a adressé la parole. Je venais d’échouer à ma troisième tentative de départ. Il est venu me récupérer de chez les gendarmes. Depuis, il sait que j’attends le prochain départ. Le prochain bateau. Pour mon père je suis déjà mort. Je n’existe plus pour lui. Mon père me déteste, mais c’est façon de m’aimer. Il est triste. Quand je mourrai, parce qu’il est convaincu que je mourrai en mer, en harraga, il aura déjà fini son deuil. Mon père est en deuil. Il fait son deuil de mon vivant. Ma vraie mort ne le surprendra pas. C’est très intelligent ce qu’il fait. Mon père ruse avec mon destin. Comme il sait qu’il ne peut plus le changer, il tente de le précéder. Il prend de l’avance. C’est pas de la haine qu’il a pour moi, c’est de la tristesse. C’est tout.
    A la maison, plus rien ne bouge. Il n’y a que le son de la télévision. Les feux de l’amour. Les infos de TF1 et de l’ENTV. Les émissions de Drucker. Je connais la voix de Bruce Willis plus que celle de mon père. Il ne dit plus rien. Je ne sais pas s’il lui arrive encore de parler à ma mère, mais moi ça fait longtemps que je ne les ai pas surpris en train de se dire des choses. Ils mangent séparément. Jamais ensemble. Lui, devant la télévision et elle, seule dans la cuisine.
    Mon père trouve que je suis un bon à rien. Il a peut-être raison. J’ai jamais rien fait. J’ai passé trois fois le bac. Et depuis, rien. Pas de travail. Pas de femme. Pas de logement. Pas de problèmes.
    Il en veut à mes deux frères d’être partis. Il ne s’est jamais relevé de la mort de l’aîné de mes frères. On n’a jamais retrouvé son corps. Moi, j’ai fait plusieurs tentatives. Il y a deux mois, je suis passé au tribunal encore. Navigation clandestine. Je suis passé seul comme un chien. Mon père n’est pas venu et a empêché ma mère de le faire.
    Je passe mes journées ici, chez Abdou… Abdou, c’est le propriétaire du café. On a fait toute notre scolarité ensemble. Lui, il s’est marié. Il a même des enfants. Sinon il serait venu avec moi. Chez Abdou, je ne paye pas. Je l’aide à servir quand il est seul. Le soir je nettoie un peu avec lui le café. Je lui fais des courses. En contrepartie, il me donne «mon café» en liquide ou en nature. Moi je viens. Je m’installe. J’accroche mon oiseau à ce clou sur le mur. C’est mon clou. Et ce coin de mur m’est réservé. Personne d’autre n’accroche sa cage. J’écoute le chant du meqnine et j’attends. C’est une question d’heures ou de jours. J’embarque bientôt. J’attends le coup de fil. Un copain doit me biper. Tout est prévu, mon frère. J’ai payé un passeur. Ce sera sur un bateau de la marine marchande. Top niveau. Rien à voir avec les anciennes galères. Cette fois-ci inch Allah c’est la bonne. Ce sont mes dernières heures dans ce pays. Mes derniers jours. Ça passe ou ça casse.
    Moi, j’ai pas peur de mourir. La vérité. Mais je ne veux pas mourir. Mais si je meurs, c’est pas grave, dit-il.
    Je sais, je regarde constamment mon téléphone. Je vérifie les appels en absence. Il faut pas que je rate le rendez-vous. Dès que ça sonne, il faut que je me présente au port. Il y a un copain flic qui m’attend pour me faire entrer au port. Mes affaires sont prêtes. Vêtements. Et du matériel pour casser les cadenas du container de l’intérieur avant qu’on arrive en Europe. Dans un container, tu ne respires pas très bien mais tu respires quand même. Il faut éviter de fumer surtout. La dernière fois, ça a failli marcher. C’était une cheria. Quelqu’un a vendu la mèche. Il nous a arrêtés avant le départ du bateau.»
    Le téléphone sonne. S’arrête au bout de la deuxième sonnerie. Il vérifie son appareil. Nerveusement.
    Fausse alerte. C’est pas le bip que Smaïl attendait. C’est pas le bon bip. Il attendra encore.

 

SAS

sidahsemiane@yahoo.fr

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Commentaires
M
Vous êtes un modèle qu'on peut imiter mais jamais égaler.<br /> Vous avez changer ma façon de voir le monde en général, et l'Algérie en particulier.<br /> Bon courage!
M
salam SAS ..ca va bien??pour moi j'espere que toute ira bienle jour de notre depart de cebled de cet vie..triste vie bonne courage mon frere et comme disai SAS tag ala men Tag
N
Très beau texte, qui nous absorbe littéralement. On se reconnait dans ce malaise insupportable.<br /> La situation est grave, choisir la mort à l'Algérie, c'est vraiment tragique. C'est tragique aussi de vivre comme des inconnus dans la même famille, de supposer le pire pour ne pas espérer le meilleur, d'avoir abandonner avant d'avoir combattu.
H
Nous sommes tous des herragas! et ce que tu ecris là est tres fort! C'est tres triste que tout cette situation qui pousse les jeunes à plonger dans l'inconnu de la sorte. La position des parents est d'une grande tristesse wellah!<br /> <br /> Awahhh! il faut que ça cesse tout ça!
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